Andre Martin exposition

Dans la foulee de l’exposition <<Crimes passionnels: cinq faits divers photographiques>> qu’il presentait a Montreal en 1992, le photographe et ecrivain Andre Martin nous offre, avec <<Darlinghurst Heroes>>, une nouvelle serie d’oeuvres ayant comme toile de fond desir et mort. Dans cette mise en scene ou le meurtrier a deja ete identifie, nous quittons toutefois le role d’enqueteur pour devenir le temoin visuel d’une mort annoncee.

Lartiste arrime, depuis ses tout debuts, l’univers de l’ecriture a celui de la photographie. Par de nombreux chasses-croises entre les deux disciplines, il questionne a la fois leur ecart et leur rapprochement, creant une zone hybride ou les deux entrent en dependance. Cela dit, si la production artistique de Martin est indissociable de la litterature – que ce soit par la presence de texte, de fiction, de narration ou meme d’enigme -, elle ne s’affirme et ne se developpe veritablement que par la photographie et par le photographique.

La presente exposition s’annonce comme la <<version photographique>> du plus recent roman de Martin. La lecture de celui-ci n’est pas un prealable a l’appreciation de l’exposition tant le langage photographique y parle de lui-meme; elle aide neanmoins a mieux saisir le propos general. Le recit raconte l’histoire d’un photographe quebecois partant pour l’Australie dans le but de parfaire son art, mais aussi pour revoir un amant medecin qu’il y avait quitte six ans plus tot. Pour ce qui est du titre du roman et de l’exposition, il renvoie plus precisement a un quartier malfame de Sydney, Darlinghurst, ou ce meme medecin oeuvre aupres de groupes marginaux qui frequentent de si pres la mort qu’ils <<marchent a la verticale>>: sideens, junkies, prostitues.

La premiere salle propose une serie de dix photographies presentees sous forme de diptyques. Chacune des paires fonctionne ici comme un miroir deformant ou l’image photographique de gauche, d’un traitement et d’une teinte qui evoquent un univers tegumentaire ou tellurique, se repete mais de facon tramee et en noir et blanc dans celle de droite. L’objet photographie restant difficile a identifier, on peut s’imaginer soit devant un tatouage, une irruption cutanee ou une topographie quelconque, soit devant une vue microscopique ou telescopique. Grace au titre des oeuvres mais surtout avec l’aide du roman, on apprend qu’il s’agit en realite de gros plans sur un rivage sablonneux, dans lesquels les points noirs representent les trous creuses par des crabes et les granules tout autour des portions de sable excavees.

Reprenant la meme formule dyadique, on retrouve entre autres dans la deuxieme salle deux diptyques construits a partir d’un motif de forme curviligne present dans une des oeuvres de la salle precedente. Le premier, intitule L’Enveloppe (version papier), repete dans sa partie droite la photographie de gauche mais en transformant les grains par des pages pliees en boulettes du roman Darlinghurst Heroes. Il faut noter les yeux imprimes qui emergent de celles-ci, comme pour nous rappeler notre role de temoin et de voyeur dans le recit. Cette reference a l’acte de voir semble d’autant plus importante qu’elle se repete dans L’Enveloppe (version metal). Ici, toutefois, la partie gauche du diptyque se trouve substitutee dans sa partie attenante par un systeme optique compose de courts cylindres de metal. Scrutant l’interieur de ces objets, le visiteur decouvre des photographies de logements vides et anonymes, comme si son regard trop froid et trop mecanique avait fait fuir, ou pis encore, tuer les habitants.

On peut sans doute voir l’importance du double dans <<Darlinghurst Heroes>> comme un echo de l’approche de l’artiste, qui fusionne deux disciplines. Vu le support utilise, il est cependant difficile de ne pas aussi lier cette presence au role de la photographie qui a longtemps ete de servir (<<la tres humble servante>>, disait a son sujet Baudelaire) de preuve ou de double du reel. Dans la presente production comme dans les precedentes, la position d’Andre Martin est certes de rejeter cette vision mythique et passive du reflet, pour plutot mettre l’accent sur le photographique et sur le decalage (ou la fente) entre la photographie et le reel.

Cette approche critique de la photographie, interessante en soi, meme si elle tend dans plusieurs productions contemporaines a s’essouffler, a ici l’interet d’etre liee a un procede metaphorique ou le photographique se melange de facon singuliere et originale a l’erotique, voire a l’homoerotique. Sans mettre en scene des corps entierement nus, les oeuvres mettent cependant l’accent – et ce, de facon on ne peut plus suggestive et erotisante – sur la rousseur de la pilosite (et sans doute aussi de l’epiderme) du medecin. Cette couleur rousse est aussi presente dans la plupart des oeuvres de l’exposition, allant jusqu’a couvrir les murs et le plancher de la troisieme et derniere salle. Celleci n’est cependant pas la seule a rappeler un peu partout le corps de l’homme desire, il y a aussi la forte presence du grain – tantot evoque par le traitement photographique (le <<grain photographique>>), tantot present sous la forme plus palpable (et mangeable) de sucre et de sel. Tout cet univers granuleux, s’il rappelle parfois la fameuse <<poudre blanche>> dont semble raffoler les habitants de Darlinghurst, nous renvoie une fois de plus a la surface tegumentaire – au grain de le peau – de cet homme scrute et desire, a telle enseigne que l’exposition ressemble finalement a une mise a nu, ou plutot a une mise a peau du rouquin.

Mais le desir, comme on l’a annonce plus haut, est dans <<Darlinghurst Heroes>> indissociable de la mort. Si on peut sentir la presence de celle-ci dans la vacuite des logements de l’oeuvre L’Enveloppe (version metal) et dans tous ces paysages sablonneux qui rappellent a la limite certains problemes cutanes entraines par le sida, elle semble tenir le de dans la salle qui cloture l’exposition. C’est en fait dans cette <<salle tombale>> qu’on nous presente la fin tragique du medecin, lequel aura lache ou perdu prise devant le syndrome immunodeficitaire acquis qui lui avait derobe un apres l’autre ses patients. Le malheureux incident est ici evoque par l’exposition de sa letre de suicide, photographiee et magnifiee. Dans un geste qui semble marquer l’espoir et transcender la mort, cette lettre renonce toutefois ici a la forme du diptyque, pour former un Tout avec une couche granuleuse qui la recouvre sans jamais la faire disparaitre.

En terminant, tout porte a croire que si toutes ces oeuvres oscillant entre le desir et la mort renvoient a la realite des marginaux de Darlinghurst, elles parlent aussi, voire peut-etre surtout, de tous ces <<heros>> qui, de plus en plus pres de nous, luttent contre l’horrible maladie qu’est le sida. Pour cette raison, une des forces de l’exposition serait sans doute de nous rappeler le role de temoin passif et de voyeur blase que l’on adopte trop souvent devant cette maladie derangeante que l’on persiste a croire etre celle des autres. Le sida ne concerne pourtant pas seulement les personnes atteintes, surtout pas quand on sait que c’est notre ignorance et notre intolerance qui leur sont les plus douloureuses et devastatrices.

<<L’art peut-il sauver des vies?>>, demandait recemment Douglas Crimp. Non, semble repondre Andre Martin, mais il peut nous faire reflechir a la fragilite de la condition humaine et nous rappeler l’importance de l’empathie, de la compassion et de la solidarite. Voila pourquoi <<Darlinghurst Heroes>> tient finalement un discours social et politique, bien qu’elle ne crie pas son message, comme le font souvent les expositions qui abordent la meme thematique, a en perdre la voix.